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La comédie 11.04.2015

« Le spectacle, dit Hamlet, voilà le piège où j'attraperai la conscience du roi » Attraper est bien dit.
Car la conscience va vite ou se replie. Il faut la saisir au vol, à ce moment inappréciable où elle jette
sur elle-même un regard fugitif. L'homme quotidien n'aime guère à s'attarder. Tout le presse au
contraire .Mais en même temps, rien plus que lui-même ne l'intéresse, surtout dans ce qu'il
pourrait être.
De là son gout pour le théâtre, pour le spectacle, où tant de destins lui sont proposés
dont il reçoit la poésie sans en souffrir l'amertume. Là du moins, on reconnait l'homme inconscient et
il continue à se presser vers on ne sait quel espoir. L'homme absurde commence où celui-ci finit, où,
cessant d'admirer le jeu, l'esprit veut y entrer. Pénétrer dans toutes ces vies, les éprouver dans leur
diversité, c'est proprement les jouer. Je ne dis pas que les acteurs en général obéissent à cet appel,
qu'ils sont des hommes absurdes, mais que leur destin est un destin absurde qui pourrait séduire et attirer un cœur clairvoyant. Ceci est nécessaire à poser pour entendre sans contresens ce qui va
suivre. "
L'acteur règne dans le périssable. De toutes les gloires, on le sait, la sienne est la plus éphémère.
Cela se dit du moins dans la conversation. Mais toutes les gloires sont éphémères. De toutes les
gloires, la moins trompeuses est celle qui se vit.
L'acteur a donc choisi la gloire innombrable, celle qui se consacre et qui s'éprouve. De ce que tout
doive mourir, c'est lui qui tire la meilleure conclusion. Un acteur réussit ou ne réussit pas. Un écrivain garde un espoir même s'il est méconnu. Il suppose que ses œuvres témoigneront de ce qu'il fut. L'acteur nous laissera au mieux une photographie et rien de ce qui était lui, ses gestes et ses
silences, son souffle court ou sa respiration d'amour, ne viendra jusqu'à nous. Ne pas être connu de
lui, ce n'est pas jouer, et ne pas jouer, c'est mourir cent fois avec tous les êtres qu'il aurait animés ou ressuscités. 
 
Quoi d'étonnant à trouver une gloire périssable bâtie sur les plus éphémères des créations ? L'acteur
a trois heures pour être lago ou Alceste, Phèdre ou Glocester. Dans ce court passage, il les fait naitre
et mourir sur cinquante mètres de planches. Jamais l'absurde n'a été si bien ni si longtemps illustré.
Ces vies merveilleuses, ces destins uniques et complet qui croisent et s'achèvent entres les murs et
pour quelques heures, quel raccourci souhaiter qui soit plus révélateur ? Passé le plateau, l'acteur
n'est plus rien.
Deux heures après, on le voit qui dine en ville. C'est alors peut-être que la vie est un
songe. Mais après l'acteur en vient un autre. Le héros qui souffre d'incertitude remplace l'homme
qui rugit après sa vengeance.
A parcourir ainsi les siècles et les esprits, à mimer l'homme tel qu'il peut-être et tel qu'il est, l'acteur rejoint cet autre personnage absurde qu'est le voyageur. Comme
lui, il épuise quelque chose et parcourt sans arrêt. Il est le-voyageur’ du temps et, pour les
meilleurs, le voyageur traqués des âmes.
Si jamais la morale de la quantité pouvait trouver un
aliment, c'est bien sur cette scène singulière. Dans quelle mesure l'acteur bénéficie de ces
personnages, il est difficile de le dire. Mais l'important n'est pas là. Il s'agit de savoir, seulement, à
quel point il s'identifie à ces vies irremplaçables. Il arrive en effet qu'il les transporte avec lui, qu'ils
débordent légèrement le temps et l'espace où ils sont’ nés. Ils accompagnent l'acteur qui ne se
sépare plus très aisément de ce qu'il a été.
Il arrive que pour prendre son verre, il retrouve le geste
d’Hamlet soulevant sa coupe. Non, la distance n'est pas si grande qui le sépare des êtres qu'il fait
vivre. Il illustre alors abondamment tous les mois ou tous les jours, cette vérité si féconde qu'il n y a pas de frontière entre ce qu'un homme veut être et ce qu'il est. A quel point le paraître fait l'être, c'est ce qu'il démontre, toujours occupé de mieux figurer. Car c'est son art, cela, de feindre absolument, d'entrer le plus avant possible dans des vies qui ne sont pas les siennes. Au terme de son effort, sa vocation s'éclaire : s'appliquer de tout son cœur à n'être rien ou à être plusieurs. Plus étroite est la limite qui lui est donnée pour créer son personnage et plus nécessaire est son talent. Il va mourir dans trois heures sous le visage qui est le sien aujourd'hui. Il faut qu'en trois heures il éprouve et exprime tout un destin exceptionnel. Cela s'appelle se perdre pour se retrouver. Dans ces trois heures, il va jusqu'au bout du chemin sans issue que l'homme du parterre met toute sa vie à parcourir...(...)
(Albert Camus)

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